J’enseigne depuis à peu près 20 ans le développement des enfants. Chaque année, je donne un cours sur la construction sociale du genre. J’aime raconter comment on apprend, dès leur naissance, à des petits gars qu’ils seront forts et virils en les appelant mon grand et à des petites filles qu’elles seront de fines fleurs fragiles en les appelant ma puce. Je n’aime pas trop ces surnoms qui enferment les gars dans un rôle de guerrier et les filles dans un rôle de princesse à sauver. Cela dit, la petite fille qui est décédée à Granby cette semaine portait très bien, selon moi, le surnom de puce et, sans le savoir, elle m’amènera à ne plus utiliser l’exemple de puce afin de décrire les surnoms réducteurs donnés aux filles. Quand j’y pense deux minutes, ce n’est pas fragile, une puce. Ça saute et ça s’enfuit tout en étant très petit, ça s’échappe et ça ne veut pas être contenue, comme cette petite fille blonde que j’ai aperçue sur des pages Facebook (parce qu’à la télé, on n’a pas le droit de nous montrer sa photo), comme cette fillette déjà petite qui est morte rachitique.
Parlons un peu de la belle puce qui n’est plus. Est-ce que c’est facile à gérer une puce? Pas tout le temps. Plusieurs disent d’elle qu’elle était un ange. J’en doute un peu…Pourquoi? Parce qu’aucun enfant n’est un ange. Je suis certaine que la petite puce de Granby était parfois très gentille, mais je suis aussi certaine qu’elle était aussi parfois de la dynamite. Est-ce que cela disculpe son père et sa belle-mère? Pas du tout. Ils ont disjoncté ces deux-là et ils n’auraient jamais dû avoir la garde de la puce. On ne peut même pas dire qu’ils sont restés dans leur coin! Non, ils ont cherché de l’aide. On a donc des parents vulnérables, une puce parfois intenable et un système fatigué où plus personne ne veut travailler, car ça ne paye pas assez de sauver des familles du gouffre puis en plus, tout le monde pointe du doigt les intervenants quand ça tourne mal (vous avez entendu Richard Martineau qui voulait mettre des intervenants en prison parce qu’ils n’ont pas bien géré ce cas? Est-ce que quelqu’un va lui dire un jour de se taire, celui-là?). Pourtant, ils font ce qu’ils peuvent les intervenants, toujours avec de moins en moins de ressources, surtout depuis la réforme Barrette. Vous pensez que vous feriez bien mieux à leur place? Allez-y, essayez! Un emploi pas très bien payé dans des conditions très difficiles vous attend.
J’ai cru comprendre que la puce sortait la nuit pour aller trouver de la nourriture dans les poubelles d’un casse-croûte près de chez elle ou pour cogner à la porte d’une voisine afin de pouvoir manger un peu et se sauver de son père et de sa belle-mère. Quelle force elle avait la jeune fille. Quel instinct de survie. J’en suis ébahie. Du haut de ses sept ans, elle a démontré plus de résilience que la majorité d’entre nous. Sa mort est d’une tristesse inouie, mais elle est arrivée à faire en sorte que François Legault (qui m’apparaissait presque sympathique, aujourd’hui), embrasse chaleureusement Manon Massé. Le geste était clair et sans hypocrisie. La mort de la puce a permis aux gens de se réveiller. Elle m’a réveillée. Je parlerai davantage désormais de la négligence et des façons d’y réagir dans les cours de développement de l’enfant que je donne aux futurs enseignants. Je réagirai avec encore plus de vigueur quand j’entendrai des étudiantes en éducation affirmer que de s’occuper des enfants qui sont négligés ce n’est pas leur job, car il y a des intervenants qui sont payés pour faire cela. Ce n’est pas vrai que c’est la seule job des intervenants sociaux de protéger les enfants. C’est la job de tout le monde.
Je ne sais pas ce que j’aurais fait si la belle puce était venue cogner chez moi à 2h du matin. J’espère que je lui aurais donné une barre tendre et un jus. J’espère surtout que j’aurais su l’écouter. J’espère que les autres belles puces comme elle qui vivent malheureusement avec des gens qui ne savent pas les aimer trouveront la force de dire à des adultes ce qui ne va pas et que les adultes prendront le temps de les écouter et feront quelque chose pour que la situation difficile qu’elles vivent change. Et j’espère aussi que des bons intervenants (comme j’en ai vu des dizaines dans ma vie) continueront de lire dans le regard des jeunes la peur ou la tristesse et qu’ils continueront d’aller vers ceux-ci en leur disant « Ça n’a pas l’air d’aller, toi, veux-tu qu’on parle un peu? »…
En tous cas, moi j’ai appris qu’une puce de 7 ans, c’est plus fort qu’on ne le croit, mais il faut l’entourer d’amour pour que sa force se déploie. Aussi, il faut trouver une façon, comme société, d’aider les adultes qui deviennent incapables de nourrir et d’aimer leurs enfants. Pour que les belles puces survivent.
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