Au collège où j’enseigne, l’épreuve qui couronne le cheminement scolaire des étudiants en sciences humaines et en techniques de travail social se nomme le Grand Oral. Remarquez l’aspect solennel des lettres majuscules à Grand et à Oral. C’est du sérieux comme truc. Les étudiants doivent présenter, devant un panel de trois de leurs enseignants, le fruit de leur démarche d’intégration. En sciences humaines, ils ont rédigé un texte de 30 pages traitant d’une question en utilisant trois disciplines ou ils ont réalisé un documentaire et rédigé un texte accompagnant celui-ci. En TTS, ils ont observé une intervention effectuée durant leur stage ou ont mené une recherche sociale liée à leur milieu du stage. En sciences humaines, ils doivent présenter une synthèse de leur travail en 11 à 13 minutes sans support visuel. En TTS, ils ont au plus 30 minutes pour parler de leur démarche et pour présenter des liens entre la théorie et la pratique tout en ayant un point de vue critique sur leur démarche de recherche ou d’intervention.
J’ai toujours aimé la période des Grands Oraux. J’aime la frénésie qu’il y a dans l’air. La fin est proche, pour les étudiants et pour nous. Il y a une excitation palpable. Un stress aussi.
Quand je me promène dans les corridors, je vois des étudiants à l’aise qui ont l’air un peu au-dessus de leurs affaires, mais ceux-ci ne sont pas majoritaires. La plupart sont un peu plus blêmes qu’à l’habitude, un peu moins souriants.
Et c’est correct comme ça.
Je fais encore aujourd’hui, dans le cadre de mes études doctorales, des exposés oraux. Je comprends donc exactement leurs sentiments. On ne se sent pas assez préparé, on se dit qu’on aurait dû mieux travailler, plus travailler, aller voir le prof plus souvent, se coucher moins tard, passer moins de temps sur les réseaux sociaux. On souhaite passer au plus vite, aller se cacher dans les toilettes ou s’enfuir sur une île grecque. On se dit qu’on va bloquer, qu’on va couler, qu’on va se mettre à pleurer, qu’on ne s’en sortira pas.
Puis c’est notre tour. On y va.
Et ça va bien. Ou ça ne va pas bien du tout.
Mais on l’a fait. On s’est dépassé. Et après on est soulagé. On flotte sur un beau petit nuage (ou pas, mais au moins on se dit que l'exposé est fait…)
Je peux l’avouer, je me suis dépassée, cette session, lors de l’exposé oral où je devais présenter la métho de mon projet doctoral et la sensation que j’ai eue après mon exposé est meilleure que toutes les fuites du monde. Le verre de Cava que j’ai bu au Café du TNM après mon exposé était l’un des meilleurs que j’ai pris depuis des années. Je ne pensais pas arriver à parler durant une heure, pourtant j’enseigne tous les jours. Le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas. Ma peur était complètement irrationnelle, mais je la ressentais quand même.
Si j’aime tant les Grands Oraux, c’est que j’y vois des jeunes personnes s’y dépasser. Pour un instant, ils ont arrêté la petite voix qui leur dit qu’ils ne sont pas assez bons, pas assez intelligents, pas assez préparés et ils ont commencé simplement à nous parler. Oui, en faisant des erreurs de français ou de logique, mais ce n’est tellement pas grave, ils ont foncé.
J’ai toujours une pensée particulière pour ces étudiants qui avaient de la difficulté à poser des questions ou à avoir confiance en eux en première session. Et là, deux ou trois ans après, ils présentent à leurs enseignants le fruit de leur travail et je vois le chemin parcouru. Toi, qui tremblais, tu es maintenant devant nous et tu étincelles. Oui, tu trembles encore un peu, mais tu as arrêté de fuir. Mon travail consiste à te mentionner les belles forces de ce que tu m’as présenté et ce qu’il te reste à améliorer. Mais tu l’as fait, tu as conquis ta peur et je te souhaite de continuer à t’exprimer en public, car le monde a besoin de t’entendre.
Quand on y pense, il doit y avoir des Grands Oraux depuis la nuit des temps (!). Des étudiants ont depuis toujours présenté des thèses, des exposés oraux, des projets finaux à des panels d’enseignants plus ou moins bienveillants. Je ne veux pas me lancer dans une tirade anti-techno, mais je crois que si j’aime tant les Grands Oraux, c’est que très peu d’ordinateurs sont impliqués dans le processus. On est trois êtres humains devant un étudiant qui n’a que lui-même pour nous convaincre de la solidité de sa démarche. L’étudiant doit être clair, structuré, concis, éloquent. Aucun téléphone n’est impliqué là-dedans. Aucune tablette ne peut remplacer la richesse du moment que l’on prend le temps de vivre entre êtres humains. C’est rafraichissant et ressourçant. Nous n’avons pas le choix de donner une place à la techno à l’école, mais nous devons à tout prix l’empêcher de prendre toute la place.
C’est la fin de la session, je suis un peu fatiguée, mais je suis quand même heureuse de voir le cheminement des très belles personnes à qui j’ai eu la chance d’enseigner. Et c’est ce que je retiens de près de 20 ans à écouter des Grands Oraux.
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